Jouissif entrelacement des matériaux du désir

Tandis que la pièce Bovary de Tiago Rodrigues poursuit sa tournée, une version radiophonique francophone très réussie a été réalisée par Laurence Courtois pour France Culture. Si elle ne peut restituer les mouvements, les attitudes, les expressions des comédiens, elle livre excellemment ce qui constitue le cœur du travail de Tiago Rodrigues, cette mise en lumière des pensées, des sentiments des personnages de l’œuvre, l’apport judicieux et jouissif de sensations nouvelles apportés par la confrontation avec le procès de l’œuvre et l’interprétation anachronique.

Dans cette pièce (Bovary et non Madame Bovary), des passages du roman de Flaubert sont disséqués par les protagonistes du procès de Madame Bovary, Maître Pinard et Maître Sénard. Nous entrons à la fois dans des scènes du roman lui-même, dans les pensées des personnages, au cœur du procès de roman, mais aussi dans les pensées de Gustave Flaubert assistant à ce procès. Cette admirable multiplicité des points de vue, ce mélange de scènes de fiction et de scènes réelles, va peu à peu estomper toute frontière littéraire jusqu’à faire entrer Emma Bovary dans le procès et dans la vie de Flaubert. bovary-tiago-rodriguesLe nombre réduit d’interprètes (cinq comédiens) permet ces juxtapositions bienvenues. Dans cette version radiophonique, Alma Palacios semble une Emma banale, quotidienne, un peu sèche, à l’opposé de tout romantisme, au point que l’auditeur peut se demander ironiquement pourquoi tous les autres protagonistes s’intéressent autant à elle. Jacques Bonnaffé, avec sa belle voix grave caractéristique, interprète à la fois le jeune Léon et Flaubert. Ce brillant mélange des deux personnages propose un Flaubert participant aux fantasmes de son œuvre. Grégoire Monsaingeon interprète quant à lui à la fois l’avocat de Flaubert, Maître Sénard et Charles Bovary. Ce rôle souligne l’abnégation absolue de ce Charles Bovary, qui pardonne tout à Emma, comme l’avocat veut faire tout pardonner à l’œuvre Flaubertienne.

Car l’enjeu du procès fait brillamment écho à la question posée par la pièce à l’auditeur (ou au spectateur) : pouvait-on continuer à taire dans l’art les fantasmes, les désirs qui s’opposaient à la morale de l’époque ? Et peut-on aujourd’hui utiliser sans révérence tout matériau littéraire pour en faire une nouvelle matière scénique nous procurant des pensées et des émotions qui n’étaient pas dans ce matériau originel, comme le font les musiques urbaines ?

Tiago Rodrigues ouvre avec bonheur au public des horizons sans limite.

Le texte est publié aux Solitaires intempestifs (prix de la critique 2016)

Laisser un commentaire