Les travers des écrans

Boutik, ou l’amour impossible.
du 6 au 29 juillet 2018 au Théâtre Collège de la salle, Avignon
boutik
Le spectateur entre dans l’univers déstabilisant d’un jeune homme hyperconnecté à ses écrans, mais déconnecté du monde. Ce personnage, interprété avec justesse par Grégoire De Martino, soliloque, nous fait revivre les excès qui l’ont conduit à une condamnation judiciaire qui le prive maintenant de ces écrans qui constituaient sa vie. Le décor simple, les vidéos souvent cocasses de Nicolas Hurtevent, la musique rock de Dimoné participent à la réussite de cette pièce dramatique qui aborde brillamment un phénomène de société.

La mise en scène sobre de Valeria Emanuele, à l’origine de ce spectacle, montre bien la solitude et la détresse de ce « geek », qui tourne dans sa chambre, s’adresse méchamment à sa mère à travers une porte. L’engrenage nous est dévoilé progressivement, ou comment la déscolarisation, puis l’isolement mène à un refuge numérique qui accentue cet isolement par une « socialisation » artificielle, dans laquelle chacun peut transformer ses défauts en qualité. Cyberharcèlement, piratage sont traités avec acuité, à travers ce jeune homme qui abuse du pouvoir que lui octroie la naïveté ou la perversion numérique des autres. L’accès immédiat à l’intimité numérique de chacun (la trouble « frontière entre le public et l’intime ») brouille les pistes affectives, donne accroire en une séduction qui n’est que rapidité des échanges, via l’idéalisation, la manipulation.

L’auteure, Sarah Fourage, a ce grand talent d’utiliser les carences de vocabulaire de ses personnages (Perdu pas loin, 2013) pour créer, par ellipses, jeux de mots et métaphores, une poésie contemporaine rythmée, incisive et juste, qui joue avec la terminologie du net et des S.M.S.

Ce spectacle, sensé s’adresser en priorité aux adolescents, s’adresse surtout aux parents et aux enseignants trop souvent désintéressés ou mal informés des travers de l’utilisation des « écrans ».

Portraits acides de la trentaine à la quarantaine

Ce fut un plaisir de retrouver dans le Off d’Avignon 2017 l’écriture jouissive de Pauline Sales, dans deux pièces très réussies : Le Groenland (2003) et J’ai bien fait (2017).

Le Groenland
Un beau portrait d’une mère qui « fait mal semblant d’aller bien », pas surmenée, mais « sous-menée », à l’étroit dans ce qui devrait la définir, la retenir.
Pourquoi ne pas aller au Groenland, tout de suite ? Abandonner sa fille, ou pas ?

GroenlandDans une langue simple, concrète, Pauline Sales égrène les pensées à foison, les fantasmes, les peurs d’une trentenaire qui veut aller où on ne l’attend pas, être celle que les autres ne soupçonnent pas.
Florie Abras nous tient en haleine, souvent au bord du drame, parfois avec drôlerie, dans une interprétation magnifiquement orchestrée par Anna Delbos-Zamore.
Un très beau passage du noir au blanc.

J’ai bien fait
Dans J’ai bien fait, on s’imagine au début retrouver le jeu de massacre familial d’une de ses pièces précédentes, Les arrangements (2008), mais cette fois, les personnages, au lieu de se détruire les uns les autres, semblent s’effondrer tout seuls, à l’image de cette Valentine, professeur de collège de quarante ans, qui pense avoir échoué en tout.
Elle s’invite chez son frère Paul, contraire d’elle, de son sens exacerbé des responsabilités, de son insatisfaction permanente.

Elle apporte chez lui une énigme qui rebondira jusqu’à la fin, dans une tension dramatique entrecoupée d’humour féroce.
Le plateau, jonché de traversins, œuvre de Paul, semble l’écho de l’endormissement du monde occidental sur ses idéaux, ses grands principes, face aux tragédies contemporaines.
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Le mari de Valentine, Sven, chercheur en ADN ancien, amène, en contrepoint narratif, une dissection clinique de leurs relations. Il la regarde tomber comme on étudie un cobaye enfermé dans un piège.

Valentine retrouve chez son frère, Manhattan, une ancienne élève très douée, mais qui a toujours pratiqué l’évitement de toute réussite. Manhattan représente pour Valentine l’impossibilité d’accomplir pleinement sa vocation.

Cette pièce constamment pertinente et insolente est magnifiquement interprétée par des comédiens qui nous emmènent dans leurs angoisses en s’appuyant sur nos propres failles.

Deux grandes expériences théâtrales à ne pas manquer.

J’ai bien fait ? Texte et mise en scène : Pauline Sales éd. Les Solitaires Intempestifs / Avec Gauthier Baillot, Olivia Chatain, Anthony Poupard, Hélène Viviès / Scénographie : Marc Lainé, Stephan Zimmerli
Festival d’Avignon off 2017 au 11 Gilgamesh Belleville

Le Groenland, texte de Pauline Sales éd. Les Solitaires Intempestifs, mis en scène par Anna Delbos-Zamore et interprété par Florie Abras
Festival d’Avignon off 2017 à l’Artéphile

Le risque du réel

La vraie vie d’Isaac, Raphaël et Louisa, de Julie Cordier
Jeune public et tout public à partir de 7 ans.

Une pièce pour enfants qui réjouira également les adultes qui les accompagnent.

Nous entrons dans la vie de trois enfants de dix ans, Isaac, Raphaël et Louisa, dans leur village en modèle réduit, au moment où leurs camarades de classe organisent le mariage d’Isaac et Louisa à leur insu. Cet événement va briser momentanément leur amitié.
Églantine Jouve interprète très justement cette Louisa de dix ans, au point de nous faire parfois oublier son âge véritable. La musique très réussie de Christophe Boucher accompagne en direct cette histoire par de subtiles interventions électro-acoustiques.la_vraie_vie

Le texte de Julie Cordier rappelle aux spectateurs adultes comment leurs silences ou leurs imprécisions sont interprétées maladroitement par des enfants imaginatifs. Il rend palpable la différence entre ce monde adulte de certitudes, et celui des enfants, chez qui une simple fâcherie, une absence, ou une simple mise à l’écart de leurs camarades peut être ressentie comme un drame.
À l’heure où nous sommes toujours plus imprégnés d’internet, où nous comptons nos « friends » sur les réseaux sociaux, ce spectacle illustre également le risque de dépendance des enfants pour des mondes artificiels, souvent plus attrayants que la réalité.

Le dernier quart d’heure, tout à fait inattendu, nous fait entrer dans un univers virtuel, autant inquiétant que spectaculaire, qui tient en haleine petits et grands.

Une nouvelle réussite du Collectif Théâtre de Pierre qui sera présente à Avignon en juillet 2018.

 

Jouissif entrelacement des matériaux du désir

Tandis que la pièce Bovary de Tiago Rodrigues poursuit sa tournée, une version radiophonique francophone très réussie a été réalisée par Laurence Courtois pour France Culture. Si elle ne peut restituer les mouvements, les attitudes, les expressions des comédiens, elle livre excellemment ce qui constitue le cœur du travail de Tiago Rodrigues, cette mise en lumière des pensées, des sentiments des personnages de l’œuvre, l’apport judicieux et jouissif de sensations nouvelles apportés par la confrontation avec le procès de l’œuvre et l’interprétation anachronique.

Dans cette pièce (Bovary et non Madame Bovary), des passages du roman de Flaubert sont disséqués par les protagonistes du procès de Madame Bovary, Maître Pinard et Maître Sénard. Nous entrons à la fois dans des scènes du roman lui-même, dans les pensées des personnages, au cœur du procès de roman, mais aussi dans les pensées de Gustave Flaubert assistant à ce procès. Cette admirable multiplicité des points de vue, ce mélange de scènes de fiction et de scènes réelles, va peu à peu estomper toute frontière littéraire jusqu’à faire entrer Emma Bovary dans le procès et dans la vie de Flaubert. bovary-tiago-rodriguesLe nombre réduit d’interprètes (cinq comédiens) permet ces juxtapositions bienvenues. Dans cette version radiophonique, Alma Palacios semble une Emma banale, quotidienne, un peu sèche, à l’opposé de tout romantisme, au point que l’auditeur peut se demander ironiquement pourquoi tous les autres protagonistes s’intéressent autant à elle. Jacques Bonnaffé, avec sa belle voix grave caractéristique, interprète à la fois le jeune Léon et Flaubert. Ce brillant mélange des deux personnages propose un Flaubert participant aux fantasmes de son œuvre. Grégoire Monsaingeon interprète quant à lui à la fois l’avocat de Flaubert, Maître Sénard et Charles Bovary. Ce rôle souligne l’abnégation absolue de ce Charles Bovary, qui pardonne tout à Emma, comme l’avocat veut faire tout pardonner à l’œuvre Flaubertienne.

Car l’enjeu du procès fait brillamment écho à la question posée par la pièce à l’auditeur (ou au spectateur) : pouvait-on continuer à taire dans l’art les fantasmes, les désirs qui s’opposaient à la morale de l’époque ? Et peut-on aujourd’hui utiliser sans révérence tout matériau littéraire pour en faire une nouvelle matière scénique nous procurant des pensées et des émotions qui n’étaient pas dans ce matériau originel, comme le font les musiques urbaines ?

Tiago Rodrigues ouvre avec bonheur au public des horizons sans limite.

Le texte est publié aux Solitaires intempestifs (prix de la critique 2016)

Le théâtre exutoire du réel

La pièce du Serbe Ljubomir Simović écrite en 1985 raconte l’arrivée de quatre comédiens du Théâtre ambulant Chopalovitch dans une bourgade de Serbie, sous l’occupation allemande. Ils souhaitent jouer Les brigands de Schiller à des villageois hostiles : « Faire du théâtre équivaut à collaborer avec l’ennemi ». L’art devrait-il donc s’effacer pendant la barbarie ? N’est-ce pas ce que veulent les barbares ?

La question est très actuelle et sa mise en lumière donne de précieuses réponses au public. Le personnage du comédien Philippe Ternavatz, interprété par Eric Jouvencel, est le plus savoureux. Il confond continuellement le réel et ses rôles : « Il ne mange pas. Il joue qu’il mange. » C’est à travers lui, à travers les phrases de ses rôles livrées à ses interlocuteurs en toute occasion que les intrigues de la pièce se nouent et se dénouent, dans des quiproquos tantôt comiques, tantôt dramatiques. Il rend palpable la force de l’art en tant qu’exutoire du réel par son intrusion dans le réel.chopalovitch

Quant à la jeune comédienne de cette troupe, Sophie Soubovitch, interprétée brillamment par Églantine Jouve, elle parvient à s’émerveiller de tout ce que les habitants, oppressés par l’occupation, ne voient plus : les champs de coquelicots, la beauté de la rivière. Une villageoise s’étonne : « Je ne savais pas que c’était si merveilleux, chez nous. » Par son insouciance, sa joie continuelle, elle révèle aux autres la beauté que leurs tourments leurs masquent. Sa jeunesse exprime une autre forme de résistance au réel. Sa confrontation décisive avec le bourreau du village, personnage cruel et redouté, symbolise l’affrontement de l’art et de la beauté avec la barbarie.

Pierre Barayre, interprète du bourreau, également metteur en scène de cette pièce, mène excellemment cette belle barque brechtienne entrecoupée d’agréables chansons interprétées par Barbara Weldens. Citons également Grégory Nardella, dans le rôle de Vassili Chopalovitch, comme toujours énergique et juste.

Dans ce jouissif théâtre dans le théâtre, il y a un troisième théâtre à l’intérieur des deux autres, moins visible mais que le public peut ressentir, l’osmose de cette généreuse troupe du Théâtre de Pierre, avec qui on se sent d’emblée complice.

Un nécessaire et magnifique spectacle.

Pièce vue au théâtre d’O de Montpellier en mars 2016

Joyeuse excursion dans l’effroi

À titre provisoire : un titre qui n’attire pas les foules, qui fait craindre le chantier. Le résumé du spectacle n’incite pas plus à s’y rendre.
Heureusement, si la construction est fragmentaire, elle n’est pas brouillonne. Ces fragments nous rappellent qu’on peut seulement effleurer le sujet, le contourner, se contenter de spéculations de vivants apeurés face à un adversaire invisible et muet. On comprend, après coup, la difficulté à attirer des spectateurs pour leur expliquer que nous sommes provisoirement vivants.

Pourtant, le public clairsemé et méfiant est vite sous le charme de ces scénettes brillantes interprétées avec énergie et talent. Puisque tout finira, il faut nous y habituer. Cela commence donc par un entraînement d’anéantissement personnel, séance de thérapie de la vie. Les scènes suivantes rappellent que cesser de vivre est un privilège de vivant. Une comédienne entonne une chanson joyeuse : « Tuez-moi, que je me sente vivante ». Un client réserve un cercueil, si beau, si confortable, qu’il en oublie l’usage. Le groupe s’initiera ensuite à l’extase de la mort. Le comédien-metteur en scène entame une course vers un mur. Va-t-il le traverser ? Sa chute est comique, comme toutes ces questions qui ne peuvent franchir la vie. Ils essayeront ce jeu d’enfants, le jeu de la mort : « Pan, tu es mort. » Il tombe, puis se relève quand on le croit mort. Les au-delà sont-ils la poursuite de ce jeu chez les adultes ?
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L’écriture malicieuse et juste de Catherine Monin nous accompagne avec bienveillance dans les profondeurs, que le décor symbolise brillamment. Les comédiens circulent autour d’un grand rectangle noir. Quand son contour s’illumine, il se change en piscine inquiétante en attente des plongeurs. Déguisement ludique du néant.
Les belles ambiances sonores, les magnifiques éclairages, le décor gonflable – de souffle retenu – qui s’oppose à la gravité, la mise en scène toujours surprenante sont en parfaite adéquation avec la qualité du texte.

Entre les scènes collectives, quelques monologues poignants, comme celui sur le « maintenant ». La comédienne-auteur sur le plongeoir témoigne de notre effroi devant l’heure fatale : « Maintenant ? C’est trop tôt, comme maintenant. Je préférerais un autre maintenant. Si j’avais su, j’aurais profité de tous ces maintenant… »
Ils vont au bout des évidences : « votre conscience du temps fait le temps ». Au bout des syllogismes qui meublent l’inconnu : si l’homme n’attendait rien, s’il n’était que contemplatif et satisfait du présent, la mort ne lui ferait pas peur. C’est à cause de sa curiosité, de sa soif de divertissement et de nouveautés qu’il craint le néant.

La thérapie collective s’élargit : c’est celle du public et des artistes heureux d’être réunis dans leur curiosité et leur peur. Dire ses peurs, c’est avoir déjà moins peur. Surtout si c’est bien dit, comme dans cette scène où le passeur répond au voyageur réticent d’accoster l’autre rive : « Seul un poisson péché est entièrement un poisson. »
L’heure dernière, poisson magnifique, scintillant, finira par voler vers nous dans une poésie visuelle qui rend décidément ce spectacle bien trop court, comme la vie.
Applaudissements nourris par soixante-quinze minutes jubilatoires sur la mort. En regardant les fauteuils vides, il nous semble que les absents sont un peu plus morts que nous.

Vu au théâtre des Halles, Avignon, en juillet 2014

La sœur de Shakespeare

L’excellente et envoûtante comédienne Olivia Duchenne nous captive dès la première minute de ce monologue d’une heure quinze. Dans une diction parfaite et des déplacements justes, elle maîtrise remarquablement le difficile registre d’écriture de Fabrice Melquiot, qui oscille en permanence entre la fantaisie poétique (« les femmes ont quinze oreilles ») et la tension dramatique (on prépare un bûcher pour la femme qui parle trop fort).
Les textes de Fabrice Melquiot doivent être bien incarnés pour nous séduire, car son lyrisme perturbateur nous convie dans des situations non plausibles et des narrations distanciées, afin d’élargir notre imaginaire trop souvent bâillonné par un réalisme étroit ou par l’émotion facile. eileen_shakespeare

L’alchimie fonctionne parfaitement avec cette magnifique interprétation d’une improbable sœur de Shakespeare, véritable auteur de ses œuvres, cédées à son frère, car contrainte par les conventions de l’époque. Cette Eileen, rétive au destin d’épouse qu’on lui attribue, quitte son mari, son enfant, pour se consacrer à sa passion, le théâtre. Passion vite contrariée, puisque les femmes de l’époque étaient proscrites des scènes et rejetées par l’édition. Elle se voit condamnée au bûcher, en cas de réussite, sinon à la folie.

Outre la référence shakespearienne, Melquiot convoque également l’autorité de Virginia Woolf : « Mon cher William, j’ai une chambre à moi. », ainsi que sa fantaisie historique, celle de Flush ou d’Orlando, dont on retrouve l’esprit avec bonheur.
Eileen est progressivement assaillie d’images de l’Angleterre contemporaine, exacerbation de sa capacité visionnaire, ou résurgences du réel d’une femme engloutie qui se rêve une lointaine et grandiose amertume pour supporter son existence ?
Un très beau moment de théâtre à ne pas manquer.

Eileen Shakespeare, de Fabrice Melquiot
À l’Espace Roseau, Avignon, en juillet 2014

Dissection de la haine

Les versions radiophoniques des pièces nous donnent souvent l’occasion de découvrir des écritures nouvelles. C’est le cas avec la pièce Cantate de guerre, du Québécois Larry Tremblay, encore jamais jouée en France, dont France culture nous a proposé une mise en voix remarquablement réalisée par Juliette Heymann.

Le texte présente un groupe de combattants exerçant leur violence contre une famille ennemie, dans un pays imaginaire, potentiellement tous les théâtres de guerre, à toutes les époques. Il confronte le chef des combattants à un enfant, à qui il essaye de transmettre la haine. Il s’efforce de lui décrire, de lui expliquer de quoi elle est faite. Il la met également en pratique en torturant ses parents devant lui.

La langue des personnages est intemporelle, poétique, parfois belle, quand elle inspire pourtant l’horreur. Les phrases auraient pu être prononcées hier ou il y a trois mille ans. Elles expriment l’éternité de la violence. Il s’agit d’une œuvre vocale (cantate), dans laquelle les autres combattants font office de chœur, et dans laquelle la voix de l’enfant prononce des mots sans phrases. Comme si exprimer en phrases, comme le bourreau, ce qui est ressenti était l’accepter.cantate

La pièce fait entendre que la guerre naît de l’exacerbation de la différence, et que l’autre, tout ce qui fait l’autre, sa religion, sa famille, sa culture, doit être rabaissé afin d’être combattu. Si l’autre était estimé, l’adversaire ne pourrait l’éliminer. La violence vient après la déshumanisation de l’adversaire, communément comparé à un animal ou un insecte. Nous sommes encore témoins, même dans nos pays en paix, de ces propos qui ont provoqué des massacres.

Le chef des combattants, magnifiquement interprété par Thierry Hancisse, finit par confondre l’enfant avec son fils, par exprimer sa perte d’humanité dans la violence : « J’ai tué tout ce que j’aimai », car c’est toujours une part de soi-même qu’on tue en tuant l’autre. Le texte fait brillamment ressentir, sans pourtant le formuler, que la haine des autres fait naître la haine de soi, puisqu’elle n’apporte aucun bienfait.

Ce texte magnifique, dur, mais essentiel, a obtenu le Prix SACD de la dramaturgie francophone 2012. Merci à France culture de nous l’avoir proposé à cette occasion, en attendant, qui sait, une vie au théâtre.

Pour écouter le texte :
http://www.franceculture.fr/emission-l-atelier-fiction-cantate-de-guerre-de-larry-tremblay-2013-03-20
Cantate de guerre, de Larry Tramblay, Lansman Editeur, 2011

Une pièce intimiste de portée universelle

Copies, de Caryl Churchill (A number, 2002)

Seule la fiction d’anticipation peut imaginer les conséquences psychiques d’un clonage humain. Ce texte de Caryl Churchill s’impose donc d’abord comme une nécessité, puis comme une réussite littéraire.

Un père, un fils. Le fils découvre à sa majorité qu’il a été cloné. Le père est surpris, fuyant. A-t-il donné son accord ? Le père annonce ses vérités une à une, avec une bonhomie imprégnée de lâcheté. Le fils questionne encore. Chaque réponse en soulève d’autres, toujours plus lourdes de conséquences. Est-il l’original, ou une copie ? Combien y a-t-il de copies ? S’il est une copie, qui est l’original ? S’il est une copie, l’original est-il son père biologique ?copies

L’écriture économe rappelle Edward Bond, la puissante émotionnelle de ses non-dits, de ses tâtonnements. Les personnages font penser aux êtres hébétés du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Mais contrairement à ces deux références, Caryl Churchill ne s’embarrasse pas du contexte. Ici, tout est centré sur les relations entre les personnages.
Le rythme juste du texte et de la mise en scène de Monique Hervouët laissent le spectateur s’emparer de chaque question, l’explorer intimement.
La pièce dépasse les enjeux du clonage humain et conduit à nous interroger sur nous-mêmes : Comment être un bon père ? Qu’est-ce qui doit nous distinguer des autres ? Qu’est-ce que nous empruntons aux autres ? Notre héritage biologique influence-t-il notre vie, nous lègue-t-il une part de souffrance ou de joie ?

Le fils rencontre l’autre fils, celui que le père voulait remplacer, celui que le père voulait « en mieux ». La cruauté prend un visage. Le comédien Aurélien Tourte interprète les différents fils avec une habile variation de jeu. Lui et le père (Didier Royant), pleinement dans leurs personnages, tendent parfaitement le ressort dramatique devant des spectateurs captivés.

Dans la dernière scène, la quête de soi des fils se transforme en quête de filiation du père.
D’autres questions sont posées par cette fin moins dramatique, mais combien plus effrayante.
Cette pièce fait parti de ces représentations qu’on garde longtemps en soi, dont le souvenir ne finit jamais de nous interroger.

Vue au Grenier à sel, Avignon, en juillet 2013

Xavier Gallais, bête de scène

La double pièce d’Edward Albee, La maison et le zoo, mise en scène par Gilbert Désveaux, a bien des qualités.

Dans la première partie, La maison, la plus récente, expose un couple aisé, Peter et Ann, au ronronnement de la liaison durable. Ann réclame plus d’inattendu, de sauvagerie. Mais Peter peut-il soudain jouer un rôle qu’il n’a jamais appris ?

La sauvagerie survient dans la seconde partie, Le zoo, dans laquelle le personnage de Jerry, marginal halluciné interprété par Xavier Gallais, vient bousculer les certitudes de Peter. Le regard que porte Jerry sur ses voisins, son récit sur le chien de sa concierge nous tiennent en haleine, ainsi que Peter, qui se méfie cependant de sa bestialité. Jerry le provoque, cherche en Peter l’animalité cachée sous son armure civilisée. Ils en viennent aux mains pour un bout de banc. lamaisonetlezoo
On ne peut s’empêcher de penser à la pièce Rue de Babylone de Jean-Marie Besset, qui signe ici l’adaptation française, qui présente également la confrontation d’un notable avec un clochard énigmatique. Comme Peter, le notable est confronté à sa part animale.
L’interprétation de Xavier Gallais, à la fois variée, très énergique et néanmoins d’une formidable précision, rappelle les meilleurs rôles de Patrick Dewaere. Il parvient à porter le texte vers l’indicible. Le plateau devient son terrain de jeu. Le spectateur croit sentir contre sa joue ses coups de griffes. Du grand art.

Deux dialogues en tous points réussis qu’il ne faut pas rater, rien que pour la performance exceptionnelle de Xavier Gallais.

La maison et le zoo, d’Edward Albee
Vue au théâtre des 13 vents en 2013.